LA CONSTRUCTION DE LA NOTION DE PATRIMOINE : DE LA TRANSMISSION LIGNAGÈRE PATRIMONIALE ENTRE INDIVIDUS À L’HÉRITAGE CONSTRUIT AU PROFIT DES GROUPES HUMAINS, VOIRE DE L’HUMANITÉ

Terminale HGGSP

Identifier, valoriser et gérer le patrimoine



LA CONSTRUCTION DE LA NOTION DE PATRIMOINE : 

DE LA TRANSMISSION LIGNAGÈRE PATRIMONIALE ENTRE INDIVIDUS À L’HÉRITAGE CONSTRUIT AU PROFIT DES GROUPES HUMAINS, VOIRE DE L’HUMANITÉ 


  1. Une notion de plus en plus large


A - Témoignages antiques. 


Le  patrimoine  est  avant  tout  une notion  juridique  et  individuelle. La notion de patrimoine désigne d’abord la transmission  d’un ou plusieurs biens  par  héritage  au  sein  d’une  famille d’une génération à une autre, de mâle en mâle. La notion de patrimoine prend rapidement une dimension immatérielle, ce sont les savoirs transmis de père en fils ou de mère en filles, mais aussi des droits, des prérogatives. On peut ainsi citer l’épisode biblique de la vente par Esaü de son droit d'aînesse à son frère Jacob. Dans la noblesse européenne, il ne concerne que les enfants mâles, premiers nés.


La scène tissée représente le passage de la Genèse (XXV, 29-34) qui concerne les jumeaux d’Isaac et de Rébecca, Esaü et Jacob. Lors de cet épisode biblique Esaü, de retour épuisé des champs, consent à vendre à son frère Jacob son droit d’aînesse contre un plat de lentilles.


Parallèlement, certains biens et certains sites, du fait de leur caractère sacré le plus souvent, échappent à la transmission familiale pour intégrer un patrimoine collectif, protégé, par exemple, par une congrégation. Ainsi les reliques chrétiennes collectées par le roi Saint-Louis sont présentées à la vénération des fidèles dès leur arrivée en France et conservées jusqu’en 1804 sur l’île de la cité, au sein de l’église Notre-Dame puis dans la chapelle royale où là encore elles sont exposées. Ce qui n’empêchera pas leur vente partielle par la couronne au fil de l’Ancien Régime. Comme les régalias, ces objets sont liés à une dimension sacrée. 


Le site d’Uluru, en Australie, est protégé depuis au moins l’an 1000 par les populations aborigènes en Australie. Le mont Fuji au Japon. 


Dans la Rome antique, certains lieux emblématiques de la cité furent protégés de la destruction ou d’une trop forte dénaturation du fait de leur caractère sacré mais aussi politique, comme la grotte du Lupercale, mise en valeur par l’empereur Auguste ou la tribune des rostres, ou étaient alignés les rostres de proue des navires vaincus par la flotte romaine. Les Rostres (rostra, pluriel du latin rostrum) sont, à Rome, à partir de 338 avant notre ère, un ensemble de tribunes servant de lieu aux harangues publiques des magistrats et des divers orateurs surtout de l’époque républicaine.

 

    La grotte du Lupercale



B - En Chine, une notion ancienne


En Chine, le terme “yichan” existe sous les dynasties du Sud (420-589), pour désigner « les biens laissés par les morts ». Le concept originel de « patrimoine » (yichan) traduit donc une relation de succession, c’est-à-dire, les biens et les droits hérités des ancêtres. 


Le mot souligne la matérialité des biens légués. En Chine, c’est seulement à l’époque moderne que son sens s’est étendu de la sphère matérielle au « culturel » et à l’immatériel. 


À l’époque des Ming (1368–1644), Dong Qichang (1555-1636) dans le Gudong shisanshuo (Treize discours sur les antiquités) précise que « les objets anciens extraordinaires sont considérés comme les gudong […], le gu (os) conserve l’essence du passé, comme l’os reste le même lorsque la viande se décompose ; le dong est à connaître et à appréhender. Ainsi, le gudong, consiste bien à comprendre l’essence laissée par les anciens ». En liant les divers objets anciens avec un essai de connaissance de l’essence des périodes anciennes. Les lettrés de la période Ming montre leur intérêt pour les temps anciens et les objets que ces temps leur ont transmis. 


En 1906, le ministère des Affaires civiles du gouvernement des Qing crée un nouveau département Yingshansi en le chargeant de la préservation des guwu et guji (les objets anciens et les vestiges) : c’est le début de la protection « patrimoniale » chinoise au sens moderne. Puis le gouvernement des Qing en 1909 promulgue le premier décret visant à protéger les « reliques culturelles » : il s’agit des règlements pour promouvoir la préservation du monument historique (guji) (Baocun guji tuiguang banfa), sous la tutelle du Ministère des affaires civiles. La mise en place des mesures demande à toutes les préfectures et aux comités de mener des investigations sur la distribution, la typologie, les contenus et le niveau de protection des guji (« monuments historiques ») et des guwu (« objets anciens ») dans les territoires, afin d’établir des fiches. C’est la première fois dans l’histoire de la Chine que l’inventaire des « reliques culturelles » est organisé officiellement au niveau gouvernemental. Il faut comprendre que l’Empire chinois a connu depuis la Première Guerre de l’Opium (1839-1842), puis la Seconde Guerre de l’Opium (1856-1860) de nombreuses menaces sur son patrimoine (dont le sac du palais impérial “d’été” le 18 octobre 1860).


Aujourd'hui, la destruction de l’ancien Palais d'Été est encore considérée comme le symbole de l'agression et de l'humiliation infligées à la Chine par l'Alliance franco-britannique. Y sont placés une statue de Victor Hugo et un texte qu'il avait écrit pour s'élever contre Napoléon III et les destructions de l'impérialisme français, rappelant que ce sac n’était non pas le fait d'une nation, mais celui d'un gouvernement.


Le concept de « patrimoine culturel » (wenhua yichan) est apparu en 1985 au moment où la Chine a adhéré à la Convention internationale sur la protection du patrimoine culturel et naturel. Pourtant, le mot le plus utilisé dans les documents officiels et juridiques, est le mot wenwu (pour “reliques culturelles”). Le patrimoine est désormais laïc, culturel et naturel, et matériel ou immatériel.


C - Retour à la Renaissance européenne.


En Europe, les premières collections d’oeuvres d’art à visée patrimoniale apparaissent la   Renaissance,  et ces   premières   collections   artistiques ne concernent qu’une partie des élites aristocratiques qui accumulent tableaux et sculptures dans le but de collecter des modèles servant le renouveau de l’art mais aussi mettre en scène leur richesse et leur pouvoir. Jules II, pape de 1503 à 1513 fit construire dans son palais du Belvédère, au fond des jardins du Vatican, une «cour des statues». Cette cour fut le premier noyau du musée du Vatican et Jules II fut ainsi le premier souverain à ouvrir ses collections au public. Le patrimoine devient laïc, et partagé. 


La collection est dévoilée en 1506. L’une des premières pièces emblématiques de la collection est un marbre antique, le groupe du Laocoon qui fut découvert à côté du Colisée.


Sur les conseils de Michel-Ange, Jules II se porta immédiatement acquéreur, pour une somme exorbitante, de cette sculpture mythique que le sculpteur Michel-Ange restaura. 


Le groupe retrouvé à l’époque était incomplet. Ce n’est qu’en 1905 que Ludwig Pollak découvre le bras droit du sujet principal, manquant, qui fut recollé à la statue lors d’une restauration en 1957-1960.


Ce groupe de marbre était déjà très célèbre dans l’Antiquité. Il évoque un passage de la légende du cheval de Troie. Laocoon, prêtre troyen de Poséidon, avait mis en garde ses concitoyens contre le cheval de bois offert par les Grecs. Deux monstrueux serpents le tuèrent, ainsi que ses fils, pour empêcher que la ruse des Grecs ne soit trahie. Les Troyens attribuèrent leur mort à un châtiment divin. Ils firent entrer le cheval géant dans leur ville. C’est alors que de ses flancs, les Grecs sortirent pour détruire la cité.


À  l’époque  moderne,  les  voyages  et la  diffusion  de l’imprimerie  contribuent  à  diffuser un nouveau regard sur l’Antiquité qui devient un modèle à suivre pour les artistes de l’époque, on parle d’Anciens, qui s’opposent au XVIIème siècle aux Modernes, privilégiant l’innovation. Il naît alors un  nouveau  regard  sur  les  traces  du  passé.  


Le phénomène de patrimonialisation se met alors en place, les œuvres anciennes doivent être conservées comme modèles, et même restaurées pour rendre compte des gloires passées. 


Le groupe du Laocoon


La domus aurea, palais de Néron redécouverte au XVIème siècle. 


Les  traces  du  passé  les plus emblématiques constituent désormais un  bien  commun,  support d’une mémoire collective, exigeant sa conservation pour les générations futures. Il s’universalise. 


  1. Une notion juridique. 


Le patrimoine se retrouve alors protégé par la loi. Dans ce cadre, la Révolution française  constitue  un  tournant. Après les destructions des années 1789 à 1794, où sont détruits les statues de la façade de Notre-Dame, ou la statue d’Henri IV du Pont-Neuf à Paris, un élu de la Convention contribue  à  une  prise de  conscience  de  la  valeur  esthétique,  et historique du patrimoine national, en effet, l’abbé Grégoire démarre une campagne de recensement des biens du Clergé devenus biens nationaux et des destructions dont certains biens ont fait l’objet. Le 31 août 1794, l’Abbé Grégoire fait paraître son Rapport sur les destructions opérées par le Vandalisme, et sur les moyens de le réprimer, ouvrant la voie à la création des monuments historiques. 


Le processus s’institutionnalise au XIXe  siècle  et naissent alors, particulièrement sous la Restauration (1815-1848) des  politiques  de  recensement, de conservation  et  de  restauration. En 1837 naît l’Inventaire Général des Monuments  Historique créé par Prosper  Mérimée, soutenu par Georges Sand qui a sauvé la tapisserie de la Dame à la Licorne. Eugène Viollet-le-Duc dirige la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris à partir de 1844. Malheureusement, les travaux menés sous la direction de Viollet-le-Duc dénature parfois certains sites, les restaurations tournant souvent à la dénaturation des bâtiments. 


En France, la base légale de la protection des biens patrimoniaux est la loi sur le patrimoine de 1913. Cette loi sera complétée par la loi Malraux de 1962, elle permet le classement et la protection de secteurs urbains sauvegardés et non plus seulement des biens mobiliers et des monuments. Ainsi André Malraux sauve les hôtels particuliers du Marais à Paris, et également le centre ville de Sarlat (en Dordogne).


Le centre ville de Sarlat, qui concentre beaucoup de bâtiments datant du Moyen-Âge. 


3.Aujourd’hui, une notion mondiale. 


De nombreux biens matériels dans le monde sont inventoriés et inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO (une agence de l’ONU) après un processus de sélection et de classification dans chacun des États parties à la Convention du patrimoine mondial de 1972. En 2022, la liste compte 1154 biens matériels, culturels et naturels, dont plus de 500 biens  immatériels répartis dans 167 États du monde parties de la convention de 1972. La caractéristique la plus originale de la Convention de 1972 est de réunir dans un même document les notions de protection de la nature et de préservation des biens culturels. La Convention reconnaît l’interaction entre l’être humain et la nature et le besoin fondamental de préserver l’équilibre entre les deux.


Ce patrimoine très divers suppose une protection et une mise en valeur des biens, l’UNESCO parle des les « 5 C » : 

1 - La crédibilité : renforcer la crédibilité de la Liste du patrimoine mondial en tant que témoignage représentatif, géographiquement équilibré, des biens culturels et naturels de valeur universelle exceptionnelle.

2 - La conservation : assurer la conservation efficace des biens du patrimoine mondial.

3 - (Développement des) capacités : promouvoir la mise en place de mesures efficaces assurant le développement des capacités d’action, pour favoriser la compréhension et la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et des instruments associés, y compris par l'aide à la préparation de propositions d'inscription de biens sur la Liste du patrimoine mondial.

4 - La communication : développer la communication pour sensibiliser le public et encourager sa participation et son appui au patrimoine mondial.

5 - (Soutien aux) communautés : valoriser le rôle des Communautés dans la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial.


L’inscription sur la liste provoque souvent une attractivité croissante des biens, car l’inventaire est souvent compris comme un gage d’authenticité et d’exceptionnalité des sites sauvegardés. Néanmoins, des tensions liées à la gestion peuvent apparaître. Le développement d’infrastructures d’accueil peut le dénaturer et créer des tensions  entre l’échelle locale et mondiale, ainsi des conflits d’usages sont nés autour du classement de la médina de Fès, conflits mis en évidence par Manon Istasse. Des tensions  géopolitiques  peuvent voir le jour, du fait de la concurrence entre États pour la reconnaissance d’un patrimoine qui peut être partagé (comme la colline sacrée de Jérusalem revendiquée par deux États et trois communautés religieuses). Des querelles au sujet de « qui possède le passé » ont également surgi à travers les pays du monde. 


En février 2022, le président béninois Patrice Talon a inauguré une exposition historique et hautement symbolique à Cotonou, la capitale du Bénin, où les trésors royaux du Bénin restitués au gouvernement béninois par le gouvernement français en novembre 2021 étaient exposés, 129 ans après leur vol.


Pour aller plus loin : Le patrimoine mondial est-il à tout le monde ? de l'anthropologue Manon Istasse : https://journals.openedition.org/terrain/16592?lang=en

Une sélection d’article scientifiques sur le sujet : 

https://www.erudit.org/fr/revues/ethno/2017-v39-n1-ethno03943/

Ressources en ligne UNESCO sur le patrimoine mondial : https://whc.unesco.org/fr/apropos/


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